Aux éditions Grandvaux : ISBN 978-2-909550-88-6 / code Belin 645088
format 15,5 x24 cm
- 480 pages
- 24 € TTC
- 74 photographies N&B
ÉDITIONS GRANDVAUX - F-18410 Brinon-sur-Sauldre - France
tel : (33) 02 48 58 52 32 - 06 89 53 09 98
www.editionsgrandvaux.com / editionsgrandvaux@hotmail.com
diffusion Belin
RAYON : SCIENCES HUMAINES
MOTS CLÉS : AFRIQUE - MALI - BIOGRAPHIE - INSTITUTEUR - COLONISATION-BOCAR CISSE - BERNARD SALVAING - ALBAKAYE O.OUSMANE KOUNTA
Presse : PRESSE
Réponses de Bernard Salvaing au questionnaire du site
lechoixdeslibraires.com
1) Qui êtes-vous ?
Bernard Salvaing, professeur d’histoire à l’université de Nantes (CRHIA), qui a recueilli et écrit (avec la collaboration d’Albakaye Kounta) les Mémoires de Bocar Cissé
2) Quel est le thème central de ce livre ?
La vie d’un instituteur malien, et son témoignage sur le Mali des années 1920 à 2000.
3) Si vous deviez mettre en avant une phrase de ce livre, laquelle choisiriez-vous ?
« J’ai tenu quand même à parler de ma femme qui est unique... Donc il faut noter cela, et écrire que vous avez rencontré un vieux maître qui a tenu le coup grâce à une femme très dévouée ».
4) Si ce livre était une musique, quelle serait-elle ?
Une musique d’Ali Farka Touré, originaire de Niafunké, à quelques kilomètres de Banikane, le village natal de Bocar Cissé.
5) Qu'aimeriez-vous partager avec les lecteurs en priorité ?
La curiosité et la bonne humeur d’un témoin qui a su décrire de manière alerte les multiples expériences vécues au cours de son existence : une enfance dans la Boucle du Niger, l’école coranique, l’école française, l’école normale William Ponty, la vie au front des tirailleurs sénégalais, les écoles de brousse, l’engagement dans le nationalisme africain, la recherche à l’Institut des Sciences Humaines de Bamako.
Lechoixdeslibraires.com est produit en partenariat avec 20 Minutes, France Info, France Culture et La Grande Librairie.
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Les recensions de l’Académie
Bocar Cissé, instituteur des sables : témoin du Mali au XXe siècle
Bernard Salvaing, Albakaye O. Kounta
éd. Grandvaux, 2014
cote : 59.701
La formule d'Amadou Hampaté Ba " Un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brule" est devenue un apophtegme en Afrique subsaharienne. C'est sans doute conscient de ce risque que Bernard Salvaing, professeur à l'Université de Nantes, assisté d'Albakaye Kounta, a recueilli, au cours de nombreux entretiens, les souvenirs de Bocar Cissé, pédagogue et chercheur malien disparu en 2004. Témoin des mutations de la société malienne des années 30 à la fin du millénaire, Bocar Cissé, qui lui a livré le récit de sa vie, est né en 1919 à Banikane, village du Guimballa, région assez fertile du delta intérieur du Niger. Son enfance aux rives du Fleuve fut celle de beaucoup d'enfants des régions sahéliennes. Ce fut d'abord l'émerveillement des parties de pêche et des excursions dans la savane, puis le temps de l'école coranique où il se distingua comme un brillant élève promis à la succession du maitre d'école, le marabout Alpha Ousmane Saloum. Mais ses études furent interrompues quand il fut désigné pour aller étudier à l'école des Blancs, désignation par voie autoritaire car dans son village, l'école coloniale, l'école des Français, des incirconcis, était aussi peu populaire et aussi peu appréciée que l'école publique, l'école du diable, pouvait l'être dans un village de la Vendée à la même époque: cette désignation n'était qu'une vengeance du chef de canton de Saraféré qui avait un compte à régler avec les habitants de ce village et avec la famille Cissé en particulier. Pour garder cet enfant au village, celle-ci essaya en vain de conjurer le sort par la corruption des auxiliaires indigènes, mais rien n'y fit. Et c'est ainsi que pendant deux ans (1927-1929), Bocar fut élève à l'école élémentaire de Saraféré où il se plut: l'instituteur africain l'avait pris en sympathie et comme il était logé par ses tantes, le dépaysement lui était moins pénible. Comme il était certainement au nombre des bons élèves, (bien qu'il ne nous le dise pas), il se trouva ensuite sélectionné pour fréquenter l'école régionale de Nyafunké: il allait y rester six ans (1929-1935) et nous donne une plaisante relation de sa scolarité: il gagnait son écot en faisant la cuisine chez sa vieille logeuse, fort riche de souvenirs, et travaillait dans les jardins de l'école. Il gérait également une coopérative scolaire. Il avait le sentiment de perdre son temps et était parfois au bord du découragement: il songeait à prendre un métier manuel mais un instituteur du nom de Mamby Sidibé le réconforta et l'incita à se présenter au certificat d'études primaires qu'il obtint en 1935. Il fut alors admis à l'Ecole primaire supérieure de Bamako, appelée Ecole Terrasson de Fougères, du nom du gouverneur du Soudan qui l'avait fondée en 1925. Ces établissements, (il y en avait un par colonie) ne ressemblaient en rien aux EPS de la métropole. Ils avaient pour but de préparer les élèves à des emplois administratifs des divers services ou bien de leur dispenser une formation professionnelle afin d'en faire des ouvriers qualifiés. Elève bien doué, Bocar fut admis dans la section des commis et, en troisième année, il se vit même confier la tutelle de deux élèves venus d'une tribu nomade. Puis en 1938, à la fin de sa scolarité à l'EPS, il fut admis à l'Ecole William Ponty de Dakar. En ce temps-là, l'école normale William Ponty, précédemment installée à Gorée, couronnait le cursus accessible aux indigènes en A.O.F. (à la rare exception de quelques privilégiés suivant la filière classique dans les lycées ou les collèges privés). Pépinière des élites d'Afrique occidentale, cet établissement avait été transféré l'année précédente (1937) à Sébikhotane, près de Rufisque. Les élèves étaient alors répartis en trois sections dont l'une formait des instituteurs, une autre des commis d'administration et la troisième (demeurée à Dakar) des médecins indigènes ou médecins africains. Bocar se retrouva tout naturellement dans la section d'enseignement où il eut des activités diverses en dehors de ses stages de formation pédagogique à l'école annexe ou école d'application: major de sa classe, il fut responsable de réfectoire, moniteur de gymnastique hébertiste, anima une troupe théâtrale et s'occupa de scoutisme dans les rangs des éclaireurs de France (on remarque qu'il ne fait aucune allusion à la tentative anglo-gaulliste de débarquement à Dakar en septembre 1940). A sa sortie de l'école William Ponty, en 1941, il passa ses vacances au Soudan et s'attendait à être affecté à la rentrée à un emploi d'instituteur quelque part dans cette colonie, mais il fut appelé sous les drapeaux (pour un service d'un an) et rejoignit le septième régiment de tirailleurs sénégalais. C'était le temps de Vichy et du proconsul Boisson. L'armée vichyste ne faisait pas la guerre, sinon à l'ennemi de l'intérieur, et le brave soldat Bocar, bientôt promu caporal puis sergent, eut loisir de s'occuper de théâtre et de scoutisme. Il fonda même un vaste réseau d'éclaireurs présent dans plusieurs colonies et dénommé: "La grande chaîne". La situation allait changer quand l'AOF, ralliée à la France Combattante, rentra dans la guerre: au début de 1943, son unité fut transférée au Maroc où il se fit voler ses économies dans un cinéma de Casablanca, puis il participa à de rudes exercices dans la région de Fès. Nous apprenons que la médina de Fès fut le théâtre d'une révolte en février 1944. Une répression sévère s'abattit sur les Fassi et la compagnie de Bocar y prit part mais un adjudant coupable de pillages fut dénoncé par ses hommes et arrêté. On trouvera aussi quelques notations intéressantes sur le fonctionnement et le recrutement des maisons de tolérance et des bordels de campagne, à Fès, où de jeunes promises marocaines venaient gagner leur dot, ainsi qu'en Corse où il fut transféré en avril 1944. Pp. 139-156 l'auteur nous donne une agréable relation de son cantonnement près de Porto-Vecchio, puis à Corte où il noua d'amicales relations avec les habitants: il compare les travaux et les jours des paysannes corses, allant quérir de l'eau à la fontaine ou vaquant à diverses tâches domestiques avec ceux des femmes de son village africain, et constate de nombreuses analogies. Mais le but de ce stationnement en Corse était la participation de son unité à la conquête de l'île d'Elbe (16 au 27 juin 1944). Les péripéties de cette opération, assez brève puisqu'elle fut menée en une cinquantaine d'heures, sont bien décrites. Contre les attentes du commandement français, l'île était bien défendue et l'affaire fut assez meurtrière puisque le corps expéditionnaire perdit 250 morts ou disparus sur un effectif total de 12.000 hommes. Mal ravitaillés, les Elbois se trouvaient dans le plus grand dénuement: nous voyons Bocar Cissé et ses compagnons d'armes distribuer quelques vivres à des villageois affamés. Des duels d'artillerie opposèrent pendant quelques jours les Français, maîtres de l'Ile d'Elbe, et les forces allemandes de Toscane, par-dessus le détroit de Piombino. Puis il revint en Corse. Bocar Cissé prit également part au débarquement de Provence mais il ne mit pied à terre à Saint-Tropez que le 22 août et il ne livra aucun combat (hormis la capture d'un groupe d'Allemands qui se rendirent sans coup férir près d'Ollioules!). Son unité fut un temps stationnée à Montferrat, près de Grenoble, où nous le voyons se consacrer à sa passion du théâtre et donner des leçons à une jeune fille préparant le CEP. Il quitta ce village le 14 septembre et fut acheminé dans le Doubs pour apprendre que De Gaulle avait décidé de renvoyer les tirailleurs "Sénégalais" dans leurs foyers et les remplacer par des métropolitains. Il pense que cette décision, habillée de prétextes climatiques, correspondait à la volonté de ne pas laisser s'accréditer l'idée que la France avait été libérée par ses "sujets" coloniaux. Ce fut donc le repli sur Toulon où il se fit de nouveaux amis, et sa troupe théâtrale se produisit au casino de Bandol, avant le rapatriement à Dakar (début janvier 1945). Des tracasseries policières l'attendaient au camp de Thiaroye, qui venait d'être le théâtre de scènes tragiques, dont il ne souffle mot: il apprit ainsi que son réseau d'Eclaireurs, "La Grande chaîne" était soupçonné de connivence avec le hamallisme ou doctrine du Cheikh Hamallah. On sait que ce marabout de vie sainte et digne, injustement accusé de subversion sous Boisson, avait été déporté en France et était mort à Montluçon en 1943. Après la guerre, Bocar Cissé, qui avait renoncé à suivre un peloton d'officiers de Saint-Louis, (il n'avait jamais envisagé de carrière militaire), reprit ses fonctions dans l'enseignement primaire au Soudan et se consacra à la fondation et à la direction d'écoles pour les enfants de nomades à Rharous, à Tombouctou puis à Ménaka. Il n'obtiendra le certificat d'aptitude pédagogique qu'en 1954. Il avait milité dans les rangs du RDA, mais l'indépendance lui apportera des avanies: des propos maladroits en présence des présidents Houphouët Boigny et Modibo Keita lui valurent d'être, de 1962 à 1964, suspendu sans solde et assigné à résidence à Nioro du Sahel (Il avait trop insisté sur le rôle éminent du président ivoirien dans la fondation du RDA). Justice lui fut rendue par la suite. Détaché à l'institut pédagogique national de Bamako de 1967 à 1970, puis ensuite à l'institut des sciences humaines du Mali jusqu'à sa retraite en 1975, il s'y occupera de collecte des traditions orales et mènera, même après sa retraite, une existence active de chercheur en ethnologie et en sciences de l'éducation (son manuel Devoir de vacances, est célèbre), et participa à de nombreux colloques. Il assuma aussi d'importantes responsabilités syndicales.
Vint le temps des consécrations. Le plus bel hommage, fut, on s'en doute, celui que Théodore Monod lui rendit au colloque de 1992. Il anima des séries d'émissions de Radio-Mali, et eut la satisfaction d'accomplir le Pèlerinage en 1983, (ses enfants lui avaient offert le voyage) puis d'assister à l'inauguration du lycée Bocar Cissé (2003) avant de s'éteindre, atteint de diabète, à Bamako en 2004. Son épouse, sage-femme, lui avait donné dix enfants dont quelques uns ont joué un rôle sur la scène politique malienne. Le lecteur glanera au fil ce récit autobiographique, une foule d'informations historiques et ethnologiques sur la vie politique au Mali, sur les tribus de la région du Fleuve. Ces mémoires nous ont paru présenter des analogies certaines avec les écrits du Nigérien Boubou Hama. L'un et l'autre ont joué un rôle culturel majeur dans l'histoire de leurs pays respectifs. Un index eût été précieux. L'appareil critique est de grande qualité, de même que la postface due au professeur sénégalais Assane Seck, camarade de promotion de Bocar Cissé à l'école William Ponty.
Jean Martin
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www.lemouvementsocialnet, revue d'histoire sociale
Dans ses mémoires dictées à l’historien Bernard Salvaing, l’instituteur malien Bocar Cissé (1919-2004) offre un témoignage vivant et à hauteur d’homme sur l’AOF puis le Mali des années 1930 à 1975. Suivant le fil de ses riches archives personnelles (notes, devoirs d’écolier, journal de guerre, journaux, brochures, pièces de théâtre…), Cissé retrace son parcours mouvementé, de son enfance sur les bords du fleuve Niger à l’École normale d’instituteurs William-Ponty à Dakar, sa vie de tirailleurs sénégalais pendant la Seconde Guerre mondiale, puis sa carrière d’instituteur, de pédagogue et de chercheur.
Né près de Tombouctou de parents cultivateurs qui le destinent à l’école coranique et aux travaux champêtres mais envoyé à l’école française par un chef de canton vindicatif, Bocar Cissé fait partie de ces « enfants de la contrainte » scolarisé presque par hasard1. Au départ peu intéressé par l’école, sa rencontre avec Mamby Sidibé (1891-1977), instituteur emblématique de la première génération d’instituteurs africains d’AOF qui l’inscrit de force au concours de l’École William-Ponty, école fédérale destinée à l’élite enseignante et administrative de l’AOF, change le cours de son destin.
Admis à Ponty (1938-1941), Bocar Cissé fréquente des condisciples devenus célèbres comme Assane Seck (futur homme politique sénégalais), Douta Seck (homme de théâtre sénégalais), ou Djibo Bakary (futur leader politique nigérien). Il dresse un bilan nuancé de cet enseignement colonial d’élite, qui combinait un fort éthos assimilationniste et une adaptation relative de l’enseignement symbolisée par le manuel de Moussa et Gigla, réplique du Tour de la France par deux enfants adapté à l’AOF, que Cissé évoque non sans nostalgie. De ses trois années à Ponty, Bocar Cissé retient surtout les activités culturelles (théâtre, danse) et sportives, l’hébertisme imposé sous Vichy, ou le scoutisme (Éclaireurs de France), apprécié par les élèves issu des zones rurales pour ses ressemblances avec l’initiation traditionnelle. L’école encourage le patriotisme aofien de cette nouvelle élite lettrée, mais aussi, à travers le théâtre et les travaux ethnographiques, le patriotisme des différents territoires et terroirs de l’AOF.
C’est à travers le théâtre à Ponty que Bocar Cissé prend conscience des limites à la liberté d’expression dans l’espace scolaire et public colonial. La pièce de théâtre qu’il dirige mettant en scène la conquête du Niger, notamment la manifestation de joie organisée à l’occasion de la mort du capitaine Cazemajou par les habitants de Zinder, mécontente fortement les autorités militaires qui font sanctionner l’école. Une autre pièce écrite par Cissé sur l’entrevue entre Samori et le capitaine Péroz, qui attribue le beau rôle à Samori, est quant à elle refusée par la direction de l’école avant même d’être jouée.
L’un des chapitres les plus intéressants relate son expérience de sous-officier dans un régiment de tirailleurs sénégalais (1943-1944), affecté au Maroc puis participant en 1944 au débarquement en Corse, à l’Île d’Elbe puis en Provence. Plus que les combats, peu nombreux, c’est le théâtre qui constitue le fil rouge de son parcours militaire. Au Maroc, les autorités encouragent cette activité au sein de la troupe dans l’espoir de l’instrumentaliser. Mais les représentations sont finalement interdites et sa troupe de théâtre dissoute par l’autorité militaire devant le refus des instituteurs-tirailleurs attachés aux textes de ces pièges rédigées à Ponty et tirées de l’histoire locale des différents terroirs de l’AOF, de se limiter à de simples danses et chansons. Les théâtres d’opérations ultérieurs, Corse et Provence, seront cependant autant de nouvelles occasions de jouer des pièces de théâtres des Pontins, comme au casino de Bandol, participant à la dissémination inattendue de ce travail scolaire des Pontins, loin de son lieu de production initial.
Les à-côtés de la guerre, ce sont également les rencontres cosmopolites qu’autorisent ces pérégrinations forcées, la découverte de l’Italie, de la Corse, et de la Provence, leurs habitants, hommes et femmes. La vie villageoise méditerranéenne observée par Cissé ne lui semble pas si différente de celle qu’il a connu au Soudan français. Il se lie facilement d’amitié avec les villageois, allant « d’invitations en invitations » à déjeuner. Débats théologiques avec ses hôtes corses, cours particuliers qu’il prodigue à une fillette à Montferrat en Isère, intervention dans une école, tourisme amitiés nouées avec des étudiants ou des prostituées au Maroc… La guerre multiplie l’opportunité d’oublier les rapports coloniaux d’asymétrie en vigueur dans la lointaine AOF et d’esquisser un horizon de sociabilités interculturelles plus horizontales.
La démobilisation des troupes coloniales ordonnée par De Gaulle, le renvoi à Toulon puis au Sénégal, le massacre de Thiaroye viennent cependant rappeler au sous-officier la réalité de l’Empire français en voie de reconstitution. Amer, il conclue: « De Gaulle a bien voulu se servir de nous, mais sans nous honorer. L’honneur c’était pour les autres ! » (p. 166). De retour au Sénégal, Cissé prend également conscience de l’ampleur de la surveillance par l’administration de sa troupe d’éclaireurs, soupçonnée depuis sa création d’activités nationalistes anti-françaises à cause de l’intense activité épistolaire entre ses membres, désormais contraints de suspendre leurs activités. En réalité, ce réseau scout, « la Grande Chaîne », réunissant musulmans et chrétiens, a été maladroitement confondu avec le mouvement islamique hamalliste objet de tous les fantasmes de l’administration dans les années 1940.
La carrière d’instituteur de Bocar Cissé commence véritablement en 1945. Affecté dans les écoles nomades de la région de Tombouctou, il fait alors face aux difficultés universelles du métier de « premier maître »2: familles religieuses ou aristocratiques réticentes à envoyer leurs élèves à l’école, mariages précoces qui éloignent définitivement les enfants de l’école, élites touareg refusant que leurs enfants aient un maître d’école noir ou de statut social inférieur, mobilisation du langage de l’autochtonie contre les fonctionnaires perçus comme étrangers à la région, le tout dans des conditions matérielles difficiles liées à l’isolement en brousse. Cissé doit fabriquer l’encre, les règles et bâtons de craie lui-même, faire œuvre de pionnier en faisant construire l’école lui-même et réquisitionner les villageois pour l’approvisionnement. Le métier d’instituteur dans ces régions lointaines va bien au-delà du rôle d’enseignant : il faut suppléer l’administration absente, mener à bien le recensement et les tournées de sensibilisation, régler les nombreux litiges familiaux et fiscaux suscités par ce même recensement, dans un contexte de forte rivalité avec l’interprète ou le commis d’administration. Ces derniers ont l’oreille du commandant de cercle et ne manquent pas de mener la vie dure à l’instituteur, qui en retour n’hésite pas à user de méthodes martiales pour implanter son école et imposer sa légitimité.
Le chapitre sur les années 1950, « Quand la politique est arrivée » (page 267), retrace les campagnes électorales au nord, sur fond d’émancipation sociales des Bella (captifs des Touareg), que l’administration coloniale cherche à freiner. Le réseau des instituteurs issus de Ponty est un puissant vecteur de politisation et d’organisation partisane, mais le récit de Bocar Cissé rappelle combien la lutte politique entre les deux principaux partis, le PSP et RDA3, se nourrit des clivages locaux préexistants – qu’elle renforce à son tour – et interfère dans les relations entre fonctionnaires africains et commandants de cercles selon les allégeances politiques des uns et des autres. Militant du RDA, qui se donne comme objectif « d’abaisser l’orgueil des chefs de canton » (p. 287), Bocar Cissé ne pouvait que s’attirer les foudres de l’administration coloniale, d’autant que son engagement politique se double d’une participation au puissant mouvement syndical des instituteurs.
Son récit offre des aperçus historiques intéressants sur la boucle du Niger, l’histoire de Bamako ou la région de Nioro, qui, à défaut d’être inédits, soulignent combien Cissé ne s’est jamais départi de son éthos d’instituteur apprenti-ethnologue, à l’instar de son maître Mamby Sidibé, initialement choyé par les autorités coloniales pour ses enquêtes ethnographiques, puis marginalisé pour avoir organisé la jeunesse lettrée du Mali et s’être affranchi du cadre assigné en écrivant sur des sujets moins scolaires, hors des publications officielles. Le témoignage de Cissé vient rappeler la marge de manœuvre réelle mais étroite (« agency in tight corners »)4 dont disposaient les instituteurs africains, jusque dans leurs loisirs (centres culturels, causeries, lectures…), encouragés mais étroitement surveillés. Les relations amicales de Cissé avec un commandant de cercle, par exemple, se dégradent brutalement le jour où ce dernier s’avise du fait que Bocar Cissé reçoit des journaux de France via un correspondant marocain. Si les instituteurs apportent au village une modernité de loisirs en phase avec le projet colonial, leur volonté d’autonomie organisationnelle déplaît fortement.
Les pèlerinages administratifs successifs de Bocar Cissé, qui l’ont conduit à exercer dans toutes les grandes régions du Mali, du Nord (1945-1954, 1958-1962), au Sud (1955-1958) puis à l’Ouest (1962-1966), dessinent un tableau comparatif intéressant des différentes régions du Soudan français puis de la nation malienne en construction. Au contraire du nord, la région de Dioïla au sud, où résident de nombreux anciens combattants, est marquée par l’engouement scolaire, à tel point que Bocar Cissé revendique avoir arrangé l’état civil de nombre de candidats pour répondre aux critères d’âge et ainsi satisfaire cette importante demande d’école.
L’indépendance est paradoxalement synonyme de désenchantement pour un Bocar Cissé apprenant que les instituteurs issus des écoles fédérales de l’AOF ne peuvent intégrer l’administration du nouvel État, constat d’autant plus frustrant dans cette « République des instituteurs » qu’est le Mali indépendant, et dont le président et le premier ministre sont aussi d’anciens élèves de Ponty. Ses démêlés avec le Bureau politique conduisent Cissé à l’exil dans l’ouest du pays où il est temporairement contraint de renoncer à l’enseignement, avant de s’installer définitivement à Bamako en 1967. En tant que directeur des programmes à l’Institut Pédagogique National puis chercheur à l’Institut des Sciences Humaines, Cissé entame alors une nouvelle carrière de pédagogue en marge de la politique, anime des émissions radios et participe aux recherches ethnographiques et historiques sur le Mali. Ce chapitre est nettement plus court et l’on peut regretter que ses remarques sur le Mali postcolonial soient nettement moins étoffées que celles sur les séquences historiques précédentes.
S’il faut se garder de faire de ce parcours d’instituteur le portrait d’une génération, tant les trajectoires de ces élites lettrées furent hétérogènes5, ce récit de vie vient rappeler combien malgré les limites propres à l’exercice, l’approche autobiographique peut s’avérer féconde pour l’histoire des transformations sociales et des luttes politiques des sociétés de l’ex-AOF. Au-delà du parcours singulier du narrateur, complété par cinquante page de notes écrites par Bernard Salvaing, l’ouvrage est une vraie mine d’informations qui enrichit notre connaissance de cette génération politique et intellectuelle formée dans le moule de l’École Normale William Ponty dans les années 1930 et éclose entre la Seconde Guerre Mondiale et les indépendances. Au fil du récit, le lecteur croise les acteurs de la grande histoire (Modibo Keita, Senghor, Houphouët-Boigny) mais est d’abord et surtout plongé dans le quotidien des instituteurs qui ont « fait » l’État, colonial puis postcolonial, et dont l’histoire sociale reste à faire. De nos jours, cette élite lettrée évoque volontiers son parcours avec nostalgie, traduisant le sentiment de déclassement des instituteurs et les interrogations sur la transmission de modèles de socialisation hérités du moment colonial. Bocar Cissé n’échappe pas à la règle, concluant son témoignage par des considérations pessimistes et assez convenues sur l’évolution de l’enseignement (perte du sens de la discipline, baisse du niveau…). Pourtant, au sein de sa propre famille, « l’instituteur des sables », décédé en 2004, n’a pas failli à sa mission, transmettant la mystique de l’enseignement à sa fille aînée devenue institutrice, et la passion du combat politique, à son fils aîné, Soumaïla Cissé, devenu ministre et homme politique présidentiable.
Étienne Smith.
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1. Jean-Hervé JÉZÉQUEL, « Les “enfants du hasard” ? Les voies d’accès à l’école à l’époque coloniale : le cas des diplômés de l’École normale William-Ponty », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 2003, p. 173-199.↩
2. Son expérience rappelle en effet, en moins tragique, celle de Diouchen, jeune instituteur soviétique affecté en Kirghizie dans Le premier maître, film d’Andreï KONTCHALOVSKI (1965).↩
3. PSP: Parti Progressiste soudanais fondé par l’ancien Pontin Fily Dabo Sissoko, instituteur devenu chef de canton, parti soutenu par l’administration et plutôt favorable aux autorités traditionnelles ; RDA: Rassemblement démocratique africain, dirigé au Mali par deux anciens instituteurs de Ponty, Mamadou Konaté et Modibo Keïta. Le RDA deviendra parti unique après l’indépendance.↩
4. John LONSDALE, « Agency in tight corners: narrative and initiative in African history », Journal of African Cultural Studies, vol. 13, 2000, p. 5-16.↩
5. Sur ces parcours d’instituteurs issus de Ponty, voir Jean-Hervé JÉZÉQUEL, « Les enseignants comme élite politique en AOF (1930-1945) : des « meneurs de galopins » dans l’arène politique », Cahiers d’études africaines, 178, 2005, p. 519-543 ; Boubacar LY, Les instituteurs au Sénégal de 1903 à 1945, Paris, L’Harmattan, 2009, 6 vol.↩
Auteur d'ouvrage recensé
Albakaye O. Kounta, Bernard Salvaing, Bocar Cissé
Thèmes
Administration, Armée, Arts, Biographie, Colonialisme, Education, Enseignants, Ethnographie, Institutions locales,
Politisation,Témoignages, Villages
Période : XXe siècle
Pays : Afrique
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mAliLink
Where The Malian Intelligentsia Meets
Instituteur Des Sables
April 12, 2015 by mAliLink
Je suis tombé sur ce livre en fouillant le rayon Afrique d’une FNAC
Bocar Cissé, instituteur des sables – Témoin du Mali au XXe siècle
Bocar Cissé, Bernard Salvaing, Albakaye Ousmane Kounta
Editions Granvaux, 2014
Le livre est une biographie de Bocar Cissé — il raconte une partie de son enfance, sa vie dans les écoles coloniales, son engagement pendant la deuxième guerre mondiale, sa vie d’enseignant des colonies puis de l’école malienne, et de sa retraite.
Le livre de Cissé n’est pas sans rappeler les deux livres de Hampaté Ba (Amkoulel et Oui! Mon commandant) pas nécessairement dans le style, mais dans les observations que Cissé fait de la vie de tous les jours; c’est un vrai travail d’anthropologie (et d’histoire) qui commence par les populations de la boucle du Niger puis se termine sur les changements au Mali. De longs chapitres sur son parcours parsemés d’anecdotes qui révèlent beaucoup sur la méthode des colons mais aussi celui de la première république; l’organisation de l’école.
Sa carrière d’enseignant il l’a surtout fait dans la région de la boucle du Niger (les sables) — et c’est là qu’on comprend le mieux son naturel pour l’anthropologie et la sociologie. Cissé a été aussi syndicaliste et politicien — les joutes pré-indépendance (RDA v. PSP) et post-1960 y sont également discutés.
Le livre est basé sur les notes méticuleuses qu’il a écrit tout le long de sa carrière; comme un journal quotidien. Au crépuscule de sa vie il dit ceci à ses enfants: “Je ne possède rien du tout, je n’ai pas de troupeau, je n’ai pas de berger, je n’ai pas de compte en banque, toute la richesse que je possède réside dans ces papiers”. Cissé s’est éteint en 2004, 10 ans avant la parution de son livre avec lequel il a collaboré avec Bernard Salvaing et Albakaye Kounta.
Le livre est simplement excellent, avec beaucoup de notes explicatives. Le “tout vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle” prend tout son sens et sa dimension avec Cissé.
PS: C’est au cours de la lecture que j’ai appris aussi que Cissé était le père de Soumeila Cissé, le chef de l’opposition.
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A. Karim Sylla
Sylla, merci pour ce descriptif du livre de feu Bocar Cissé, qui est sorti chez mon éditeur, Grandvaux. Cet ouvrage mérite d’être lu pour la mine d’informations qu’il contient. M. Soumaïla Cissé a eu à dédicacer le livre pendant la Foire du livre à Paris. C’est formidable quand les aînés laissent de tels témoignages à la postérité. Alors, avis aux aînés présents et futurs!
Chérif Keita
Merci Jeune frère inusable,
J’ai effectivement lu le livre dont une bonne partie traite des écoles nomades de Ménaka. Etant de Ménaka moi même, j’ai vu avec quelle précision les situations ont été décrites. Sans même les nommer je reconnais déjà certaines des personnes que l’auteur cite en raison de la description qui est faite des actes et des lieux. Une lecture fine permet aussi d’entrevoir les prémisses aux évènements que nous vivons actuellement dans le septentrion de notre pays.
Je n’aurais jamais pu résumer cette œuvre grandiose, d’un père de l’indépendance du Mali avec aussi de brio que toi. Je te tire mon chapeau, mais cela ne me surprend pas de ta part.
Cordialement
Bretaudeau
Bonjour Sylla, Bonjour à tous,
Un livre remarquable et le rapprochement-comparaison avec des écrits de Hampaté Ba est tout à fait juste.
Je l’ai connu pendant mes années de lycée à Bko (lycée de Badalabougou par l’intermédiaire de sa fille Oury Cissé promotionnaire) et quel plaisir lorsque après le 1er verre de thé il était disponible pour raconter des épisodes de cette vie d’enseignant, surtout l’approche pédagogique, les relations avec les élèves, les parents d’élèves et aussi la hiérarchie coloniale. J’ai noté son attachement au respect, à la dignité, sa foi en la formation pour un pays…. Les anecdotes et récits très instructifs.
Je l’ai encore revu quelques années plus tard pour ma thèse et il m ‘apporta une mine d’or pour comprendre des énigmes que j’avais du mal à élucider avec mes outils classiques de science politique.
En effet, détaché mais pas désintéressé des activités politiques (à nuancer d’ailleurs), il expliquait les choses avec une liberté de ton, une acuité d’analyse et une clairvoyance remarquables.
Merci Sylla pour attirer l’attention sur ce petit trésor.
Bonne lecture à tous
Issa Diawara
Je me joins a Cherif pour dire que nos aines qui vivent toujours doivent tout faire pour nous laisser leur memoire comme l’a fait Mr Cisse. Excellents temoignages.
Abdoulaye Keita
Je pense que c’est ce livre que Mossa ag-Assaghid, le fameux/fumant représentant du MNLA en France a plagié dans son livre “Écoles des Sables” qui a fait un tabac en 2010!
Je vais commander le livre de feu le vénérable Bocar CISSE, le logeur de mes parents touaregs du Faguibine à Niafunke.
Sincèrement
Mohamed Ag Hamaty
Soumaila Cissé fils d’instituteur !
Voilà qui augmente son crédit de sympathie à mon niveau.
J’ai un penchant très fort pour les instituteurs parce que j’en ai eu des merveilleux à mon jeune âge. Ils sont restés des modèles pour moi.
Ma première institutrice Madame Sall Awa Maiga, ensuite Idrissa Timbely, Abdou Konaré, Agone Dama, Abdou Maiga, Agone Dama, Noumounitié Dembélé, Alassane Samba Sidibé, …
De vrais éducateurs desquels je suis resté nostalgique. J’ai pu gardé le contact permanent avec Agone Dama qui a été pour nous le modèle. Il est resté attaché à notre promotion et nous lui rendons périodiquement les honneurs, très très satisfait de ce qu’il a été pour nous.
Des souvenirs …
Cordialement
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