Le discours de Conakry de Bernard Salvaing
Ce moment est l’aboutissement tant attendu d’un travail commencé il y a près de vingt ans, lorsqu’al-hadji Thierno Mouhammadou Baldé m’a fait l’honneur d’accepter de rédiger avec moi un livre de souvenirs. Pour un historien venu comme moi d’un monde lointain, la perspective d’une telle entreprise était la promesse de l’acquisition de beaucoup de savoir.. Mais c’était aussi l’espoir d’écrire un livre de sagesse et de bénéficier moi-même, à travers l’expérience d’un homme, de l’héritage de toute une culture, avant de contribuer à les communiquer à un public plus vaste. Je laisserai naturellement al-hadji Thierno Mouhammadou Baldé dire, de son côté, ce qu’il attendait d’une telle entreprise. Je me bornerai ici à insister sur quelques aspects du livre qui me paraissent particulièrement intéressants de mon point de vue. D’abord, l’auteur est le porte-parole de tout un héritage culturel qu’il nous fait partager. Au gré de son récit, nous revivons de l’intérieur l’histoire des trois derniers siècles du Fouta Djalon, que nous avions déjà certes lue dans les livres, mais qui rarement nous avait été contée aussi longuement et avec tant de connivence et de proximité intellectuelles par un homme qui, par l’intermédiaire de ses ancêtres, en est presque un témoin. Il nous transmet ainsi l’expérience des grandes personnalités religieuses du passé, et nous fait vivre la société ancienne, son mode de vie, ses aspirations, ses réalisations.
Mais nous revivons également, un peu plus tard la Guinée du début du XXe siècle, à travers les longs développements consacrés par l’auteur à son père. Sans doute pour la première fois, une personnalité liée à la chefferie nous donne une analyse sans concession de cette période, avec le recul que permettent l’âge et le temps passé. Nous voyons à quel point le rôle des chefs a été complexe : exécutants loyaux des ordres du colonisateur, bénéficiaires de nombreux avantages, comme le reconnaît l’auteur , nous voyons qu’ ils étaient aussi parfois animés du souci d’atténuer les rigueurs du système colonial infligées à la population. C’est en tout cas ce qui apparaît dans le cas personnel d’al-hadji Mouhammadou. Cet homme de vérité ne s’offusquera sans doute pas que je rappelle ici comment il n’hésita pas à falsifier un registre de recensement pour soustraire quelques années de plus à l’impôt un jeune étudiant en sciences religieuses et lui permettre de poursuivre plus facilement ses études. Nous assistons aussi aux nombreuses transformations connues par le pays, à une époque particulièrement difficile sur le plan économique, en particulier dans les années 1920. Ainsi l’auteur nous raconte son expérience d’écolier, et nous décrit la coexistence de l’école dire « française » et de l’école coranique dans sa première formation. Puis nous assistons à la difficile période de la deuxième guerre mondiale et de l’effort de guerre demandé aux populations. Et ensuite, nous voyons s’accélérer les transformations politiques, avec la venue de l’indépendance, la première puis la deuxième république guinéennes. Mais c’est aussi l’apparition des premières manifestations concrètes du monde moderne qui nous est décrite : les premiers vélos, les premières voitures, les premiers avions. Tout cela, on le devine, frappa fortement l’enfant puis le jeune homme qui n’hésita pas à abandonner un temps son poste de chef pour aller à l’aventure, devenir transporteur et faire du commerce. Aujourd’hui, l’évocation qu’il fait du passé, d’un temps qui fut celui de sa jeunesse, ne l’empêche pas de saluer avec enthousiasme certains aspects du monde moderne. On ne trouvera pas chez lui de lamentations sur le bon vieux temps ni de crainte face aux prodigieuses transformations auxquelles il a assisté tout au long de sa vie. Il pense manifestement que la vie est plus facile aujourd’hui qu’autrefois, que l’instruction moderne est bénéfique à côté de la culture ancienne, et veille lui-même à être un agent de ces transformations, que ce soit à travers ses innovations en matière agricole, ou ses initiatives pédagogiques, avec la fondation de l’école franco-arabe de Compaya . Mais ce livre , à côté de ces aspects historique, est aussi , et peut-être principalement, un livre sur la religion et sur l’itinéraire spirituel de l’auteur,. Nous voyons ainsi le récit basculer le jour mémorable où son père, qui est décrit comme un musulman très pieux et savant, en même temps qu’il est un administrateur et un « politique » regrette devant ses enfants de ne pas avoir parmi ses enfants de continuateurs sur le plan de la connaissance et de la vie religieuse.
Ce jour-là, commence pour l’auteur une véritable conversion : bien sûr, il avait été jusqu’alors un croyant attentif et suivait comme son entourage les instructions de sa religion. Mais désormais, un peu comme l’avait fait à quelques centaines de kilomètres de là Amadou Hampâté-Bâ au contact de son maître Tierno Bokar, le jeune homme va changer l’ordre de ses priorités et mettre la vie religieuse au premier plan de ses préoccupations. Il poursuit au contact de plusieurs maîtres une formation religieuse supérieure, progresse très vite dans la maîtrise de la langue arabe, dans la connaissance des grands textes. Mais il vit parallèlement une expérience mystique de soufi, adepte de la confrérie de la Tidjaniyya, au contact notamment du maître qui manifestement l’a le plus marqué, shérif Sagalé. Devenu imam de Compaya en 1968, il se consacre désormais principalement à la vie religieuse. La deuxième partie de son ouvrage nous livre alors essentiellement quelques éléments de son expérience mystique, et nous suivons pas à pas le parcours du Mouride dans l’adoration de son Créateur. Parallèlement, il nous livre quelques-uns des enseignements développés plus longuement dans l’ouvrage de sa vie, encore inédit, « majmucat-al-fawâ’id-al-dîniyati fî-l thaqåfati-l-islâmiyati » livre de dix-neuf tomes et de trois mille cent soixante-dix pages en arabe, composé en trente ans de travail jour pour jour.
Avant de terminer, cependant, je voudrais aussi me faire l’interprète de nos éditeurs, Catherine Et Bernard Desjeux , qui m’ont fait entièrement confiance lorsque je leur ai proposé de publier ce manuscrit. En effet, dans les divers ouvrages qu’ils ont publiés, sur le Sénégal, le Bénin, le Mali, l’Algérie, ils ont toujours eu le souci de donner la parole à tous ceux dont l’expérience et le savoir peuvent être partagés par leurs lecteurs,. Ils espèrent également, à travers la meilleure connaissance que nous avons ainsi les uns des autres, contribuer à l’amitié entre tous les peuples. C’est donc avec un grand plaisir qu’ils saluent votre initiative d’organiser une cérémonie de présentation de ce livre. Ils auraient également préféré, comme moi, être présents. Mais malgré l’éloignement, nous sommes de tout cœur avec vous.
Bernard Salvaing
voir le site : http://www.guinee44.fr/